L’art dramatique, disons-nous souvent, est un frère non jumeau de l’Art Oratoire. Grâce au génie des auteurs dramatiques, le premier propose un miroir à la société pour qu’elle s’y regarde. Par des paroles publiques de ceux qui y tiennent un rôle, le second construit (ou est censé construire) la société.
Parler au nom de son personnage, et non de sa personne
Il paraît évident aux comédiens qu’ils doivent acquérir une maîtrise technique de leur art, pour incarner leurs personnages. Mais cette évidence ne saute pas aux yeux de la plupart de nos orateurs, pour incarner leurs personnages d’enseignants, de managers ou de députés. Cela s’explique notamment parce qu’au théâtre, la personne du comédien le plus souvent n’a rien à voir avec son personnage. Ils ne se ressemblent pas du tout. Le comédien voit donc bien qu’il ne peut franchir cet écart que par le travail. À l’inverse, l’écart entre la personne de l’orateur et son personnage d’enseignant, de manager ou de député est mince, et aucun auteur de génie n’a imaginé leur personnage. Il est donc compréhensible que beaucoup d’orateurs ne perçoivent pas l’écart attendu entre eux et leur personnage. Cela n’empêche pas qu’il existe. Si le manager maîtrisait techniquement l’Art Oratoire, ses collaborateurs en l’écoutant oublieraient sa personne pour s’impliquer dans le projet de l’entreprise qu’il expose, comme le public au théâtre s’implique dans le drame en oubliant qui joue la pièce.
Dans le magazine TV du Parisien du 15 novembre, le comédien Vincent Lacoste, qui interprète le vicomte de Valmont dans la série Merteuil produite pour la chaîne HBO Max, explique ainsi son travail d’interprète : « J’essaie toujours d’être le plus naturel possible. Mais cela veut dire s’éloigner de son propre naturel et en chercher un autre. Et ça, c’est du travail ».
Les conflits entre personnages n’existent pas
S’ils ne font pas ce travail, qui leur donnerait accès au naturel de leur personnage en même temps qu’à sa logique de pensée, quel moyen reste aux orateurs pour convaincre ? Il leur reste leur personne. Il s’ensuit deux conséquences aussi néfastes l’une que l’autre pour ce que nous appelons notre écologie sociale, c’est-à-dire pour la santé de nos rapports sociaux dans les organisations.
La première, si les fonctions ne dialoguent plus entre elles au travers de personnages, c’est la multiplication des conflits de personnes. L’expression « conflits de personnes » est un pléonasme, car les seuls conflits dans nos organisations sont des conflits de personnes. Il n’y aurait pas plus de conflits entre des fonctions parfaitement incarnées dans une organisation, qu’il n’y en a entre les personnages d’une pièce de théâtre. Elles concourraient ensemble au succès de l’entreprise, de l’école ou de la nation, comme les personnages d’une pièce de théâtre concourent au succès de sa représentation.
Séduire, c’est ne pas réussir à convaincre
La seconde conséquence néfaste pour notre écologie sociale est que, si les orateurs n’accèdent pas, par l’incarnation, à la logique de pensée de leur fonction, ils ne peuvent plus convaincre. Ils sont donc condamnés à séduire. Et bien sûr, ceux qui ont plus de charisme séduisent plus. Il faut alors prendre le terme séduire au sens fort (nous parlons ici de vie publique et non pas de vie privée). Séduire par son charisme (ou par son charme), quand on fait seulement mine de parler au titre d’une fonction dans une organisation, c’est tromper. C’est laisser croire aux auditeurs qu’ils adhèrent au projet de l’organisation, alors qu’ils n’adhèrent en réalité qu’au charme, ou au pouvoir, d’une personne. Cela préfigure bien des malentendus et parfois catastrophes. Le culte de la personnalité est le ciment des dictatures.
Stéphane André