Posez un carton blanc sur un chevalet. À sa gauche, si vous êtes droitier, posez un peu plus loin un objet sur une table. Prenez un crayon et dessinez cet objet sur le carton sans quitter l’objet du regard. Regardez ensuite votre esquisse sur le carton. Toutes les proportions sont justes. Le mouvement de votre main s’est adapté d’instinct aux proportions de l’objet que votre œil observait.
Cet exercice est une démonstration très simple de ce qu’est l’adaptation intuitive d’un discours à ce que l’œil de l’orateur perçoit à chaque seconde de son public. À l’espace, seul concerné dans le dessin d’un objet inerte, s’ajoute le temps dans l’Art Oratoire puisque l’objet vivant que regarde l’orateur change sans arrêt d’état pendant son discours. Mais cela n’empêche pas que, si l’orateur s’intéresse du regard à son public comme le peintre s’intéresse du regard à la nature morte, les mots, le ton et le rythme de son discours s’adaptent d’instinct à l’objet vivant qu’il observe, comme le geste du peintre s’adapte d’instinct à la nature morte qu’il regarde.
On pourrait objecter que contrairement au peintre qui représente l’objet par son dessin, l’orateur ne représente pas le public par son discours. Objection non retenue. Car tous deux se laissent guider par l’objet qu’ils observent. L’orateur pour produire la ligne de son discours, le peintre pour produire la ligne de son dessin. Bien-sûr le peintre ne parle pas à l’objet ni n’essaie de le persuader. Leurs procédés de représentation ne sont donc pas les mêmes.
Le peintre construit son dessin sur l’objet inerte qu’il observe, il le représente en plein. L’orateur construit son discours autour de l’objet vivant qui l’écoute, il le représente donc en creux. Tous deux représentent ce qu’ils voient, l’un en plein, l’autre en creux.
L’orateur qui quitte trop souvent son public du regard pour réfléchir à ce qu’il va dire, ou simplement le balaie du regard sans le voir -la chose hélas est admise et même approuvée dans notre culture française- n’adapte plus son discours au public tel qu’il est, mais plutôt au public tel qu’il l’imagine. Sa ligne de discours dessine alors en creux un public imaginaire. Le public réel ne s’y reconnaît pas, comme on ne se reconnaît pas dans un portait mal dessiné. Au mieux il reste indifférent au discours, au pire il le refuse comme on refuse un portrait raté.
L’orateur doit regarder son public aussi passionnément que le peintre regarde son modèle. Il construit de cette façon, en creux, au cœur de son discours, un espace douillet que le public s’empresse de venir occuper en l’écoutant. Il crée ainsi les conditions d’un échange fructueux avec son public. Et si plus tard on écoute son discours enregistré, sans connaître le public auquel il l’adressait on peut être certain que la représentation que l’on s’en fera sera exacte.
Stéphane André