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La valeur des mots en Art Oratoire

Dans son roman autobiographique Stephen le héros, James Joyce se souvient qu’étudiant à l’université il était passionné par tout ce qui concernait l’art. Une fois même, Stephen se passionne pour l’Art Oratoire. Joyce écrit : « Son esprit demeurait souvent hypnotisé par la plus banale des conversations. Les gens lui paraissaient ignorer curieusement la valeur des mots qu’ils employaient avec désinvolture. Alors, étape par étape, à mesure qu’il se voyait forcé d’accepter cette dégradation de la vie, il s’attachait passionnément à une tradition idéalisante, plus authentiquement humaine. »

Aujourd’hui, en faisant mine de rester naturel dans les médias et dans nos réunions ordinaires, on s’exprime toujours « avec désinvolture ». Du même coup on « [ignore] curieusement la valeur des mots » que l’on prononce. Dans le meilleur des cas ils se perdent dans le brouhaha général. Mais parfois ils font scandale. Les orateurs les plus fous s’en réjouissent, les plus raisonnables présentent leurs excuses en disant que leurs mots ont dépassé leur pensée. Ils n’en ont en effet pas mesuré la valeur.

Seuls les orateurs qui s’expriment dans les règles de l’Art (Oratoire) accèdent véritablement à la valeur des mots qu’ils prononcent en public. Ils y accèdent, et leur public avec eux, par l’émotion que provoque en eux leur propre voix bien placée dans leur corps lui aussi bien en place. Ces orateurs contrôlent parfaitement la portée de ce qu’ils disent et ont un discours qui porte. Il en existe encore.

Il n’est donc pas utopique de proposer aux autres le rêve « [d’] une tradition idéalisante, plus authentiquement humaine » de la parole publique. Comme dans la pratique de tout art, ce rêve peut par le travail devenir pour eux une réalité.

Il est intéressant que Joyce parle de « la valeur des mots ». Ferdinand de Saussure définissait la valeur en linguistique comme « le résultat de l’intégration d’un signe linguistique ou d’un mot à l’intérieur d’un système linguistique ou d’une langue ». Prononcés avec désinvolture, les mots qui font scandale surgissent en général dans un système linguistique où ils n’ont rien à faire, par conséquent où on ne les attendait pas. Quant aux plus nombreux qui ne font pas scandale, ils n’ont pas plus de valeur pour l’orateur désinvolte que pour ses auditeurs, qui ne s’y arrêtent donc pas. D’où leur disparition dans le brouhaha général.

Renvoyer les orateurs désinvoltes à « la valeur des mots qu’ils [emploient] » est une tentative désespérée. Il vaut bien mieux leur apporter les moyens physiques et vocaux d’incarner ce qu’ils disent. Ils deviendront ainsi plus authentiquement humains. Ce seront des orateurs selon James Joyce.

 

Stéphane André