Pour les professeurs de rhétorique, un discours pertinent doit se préparer avant la rencontre de l’orateur avec son public, donc avant l’action. Dans son ouvrage Le pouvoir de la rhétorique, Clément Viktorovitch envisage bien que la rhétorique du discours préparé puisse « être modifiée en temps réel, en fonction des réactions que nous voyons se manifester ». La toute puissance de la préparation solitaire du discours trouve ici une limite qu’il lui est difficile de ne pas concéder (encore faut-il que l’orateur voie ces réactions, les voient toutes et les interprète sans se tromper).
Quelques lignes plus loin, Clément Viktorovitch envisage la préparation solitaire du discours « en contexte délibératif », c’est-à-dire en réunion où dérouler un monologue n’est plus possible. « Pour accomplir ce travail de haute couture », écrit-il, « nous disposons d’un outil formidable, et trop souvent sous-estimé : l’écoute. Avant de commencer à argumenter, nous allons d’abord laisser parler nos interlocuteurs. »
Laisser parler l’autre d’abord : c’est ce que chacun cherche à faire à l’entame d’un débat, habité par la peur de démarrer le premier et de se mettre ainsi à découvert. Clément Viktorovitch a l’air de découvrir dans ce cas précis un « outil formidable » : l’écoute.
Il s’agit plutôt en l’occurrence d’une écoute aux portes. La rhétorique n’envisage pas que l’orateur puisse écouter son public pendant qu’il lui adresse son discours. Cette pratique relève de l’éloquence.
Contrairement à la rhétorique, l’éloquence fait de l’écoute du public non pas de la « haute couture », mais sa pratique continue et ordinaire. En somme, du prêt à porter. Elle écoute le public bien sûr quand il parle mais aussi et surtout quand elle lui parle et qu’il se tait. Elle pilote ainsi intuitivement le discours sur ce qu’elle reçoit de lui par tous ses sens. Dès lors, même si l’orateur éloquent en début de réunion est ignorant des positions de ses interlocuteurs, il ne court aucun risque à parler le premier. Mieux encore, il court la chance de les influencer pour tout le reste de la réunion et d’en prendre ainsi le contrôle.
Parce qu’elle voit le premier à parler en réunion à découvert, donc vulnérable, la rhétorique ne comprend pas l’éloquence. Elle ne l’inclut pas. En revanche l’éloquence comprend la rhétorique. Mieux encore, elle engendre sa pertinence.
Stéphane André