Les idées ne sont pertinentes et entendables par tous dans la vie publique qu’en passant par le canal de personnages. Les Saint Thomas objecteront qu’ils ne sont pas dans l’entreprise ou en politique pour « faire du théâtre ». Ils ne font donc pas la différence entre leurs rôles privés et leurs rôles publiques.
Il y a quelques mois, le comédien Jean Pierre Darroussin invité à l’émission C à vous sur France 5, eut cette phrase sidérante pour beaucoup : « Je ne me sens pas regardé quand je suis sur scène ». Quand il est en représentation en effet, la personne du comédien n’est plus que la pâte dont il fait son personnage. Il l’a cuisinée tout au long des répétitions, en même temps que ses partenaires cuisinaient la leur. C’est ce seul personnage cuisiné que le comédien fait entrer et agir en scène devant les spectateurs. Il interprète l’œuvre d’un auteur dramatique comme le musicien classique interprète celle d’un compositeur. Leur personne à tout les deux en effet n’est plus regardée, car elle a disparu dans la texture de l’œuvre.
L’orateur interprète aussi un rôle écrit dans une organisation. Comme le comédien, il entre donc en réunion ou monte à une tribune pour livrer un personnage attendu. Il doit aussi le cuisiner. Mais aucun auteur dramatique ne lui a écrit son texte, ni n’en a écrit aux autres orateurs des réunions auxquelles il participe.
Chaque orateur sait seulement où situer son personnage dans l’organigramme et connait ainsi la situation qui lui est faite. Quant aux textes des personnages, ils n’apparaitront de façon définitive qu’au jour de chaque réunion. Il est donc inutile (il serait même absurde) de répéter les réunions avant de les jouer.
Sans répétition ni texte d’auteur, quelle recette l’orateur peut-il appliquer pour cuisiner son personnage ? Sa dernière et seule ressource se trouve dans son public, au moment de son entrée en scène. Contrairement au public du comédien, celui de l’orateur ne veut pas être surpris. Il veut être rassuré. Il attend un patron, un consultant, un avocat ou un professeur, bref un personnage. Il n’attend surtout pas la personne de l’orateur. Elle l’angoisserait et il ne saurait qu’en faire. Et son attente se manifeste dans son attitude quelle qu’elle soit au moment où l’orateur apparaît devant lui. Il doit décider de la prendre dans son regard et d’en être curieux dès son entrée. Alors, en quelques instant seulement, tandis qu’il faut des heures de travail au comédien pour atteindre ce résultat, la puissance de cette attente du public transforme d’instinct la personne de l’orateur, pour faire apparaître à sa place le personnage attendu (de patron, de consultant, d’avocat ou de professeur) et lui donner ses premières répliques. C’est une métamorphose physique et mentale à laquelle il est difficile de croire, tant qu’on ne l’a pas vécue soi-même. Mais la recette de l’orateur pour cuisiner son personnage est bien là. Le public en quelques seconde l’élève dans le personnage.
Nos élèves apprennent à ressentir physiquement cette transformation de leur personne en personnage à leur entrée en scène. Elle suppose qu’ils décident d’abord de faire de leur public quel qu’il soit, facile ou difficile, un partenaire.
Stéphane André