La vie publique est le théâtre où se jouent les destins collectifs. Les scènes qui s’y déroulent ont pour nom comités de direction, réunions de travail, débats parlementaires, discours de campagnes, négociations sociales, ou procès. Des orateurs investis de pouvoirs y décident entre eux du sort de chacun d’entre nous en se parlant. D’où l’impérieuse nécessité, à laquelle nous sacrifions dans notre École, de travailler sur la qualité des paroles publiques.
Observons que pour qu’une pièce au théâtre soit bien jouée, les acteurs doivent être fidèles aux lois de l’Art Dramatique et aguerris à ses techniques. Les bonnes intentions et le courage physique ne suffisent pas pour interpréter de grands rôles. Il en est de même au théâtre de la vie publique. Il est dangereux de confier de grands rôles à des acteurs de la vie sociale ou politique, qui, pour ne pas suivre les lois et techniques de l’Art Oratoire ne les incarnent plus. Ils sombrent alors dans des conflits de personnes. Et il y a toutes les chances que leurs conflits se répercutent et s’amplifient dans les collectivités qui en dépendent.
L’Art Oratoire : respecter la Nature dans le corps
Pour gérer leur vie collective, il est naturel aux êtres humains de créer des organisations. Afin de donner corps à ces organisations, comme les acteurs donnent corps aux rôles d’une pièce de théâtre, on pourrait penser qu’il leur est naturel de jouer correctement leurs rôles aux postes qu’ils y occupent dans ces organisations. Or ça n’est pas le cas. Tout en nous donnant les moyens intellectuels de les concevoir, la Nature nous laisse décider de la forme de nos organisations. Dès lors, il semble normal que, tout en nous offrant des moyens physiques d’y parvenir, elle nous laisse décider de notre façon d’y jouer nos rôles. Encore faut-il que nous nous servions de ces moyens physiques. C’est à nous de le décider. Nous entrons alors dans la pratique de l’Art Oratoire, comme les comédiens formés par Louis Jouvet, Jean Laurent Cochet et leurs héritiers sont entrés dans la pratique de l’Art Dramatique.
C’est une certitude, la Nature ne fait pas de faute de goût. Elle n’est laide que quand les hommes l’abîment. Aussi, lorsque nous la respectons dans nos corps, en nous servant des moyens physiques qu’elle nous a donnés pour parler en public, nous sommes beaux parce qu’elle est belle (l’orateur Donald Trump à l’évidence ne s’en sert pas). Et nos échanges aussi sont beaux, comme les échanges entre bons acteurs au théâtre. Alors les conflits de personnes disparaissent et nous résolvons ensemble nos problèmes. Nous œuvrons ainsi à l’instauration d’une saine écologie sociale ou, si l’on préfère, de la paix. Dans le cas contraire…
Une technique d’Art Oratoire écologique
Il nous a fallu des années pour construire une technique d’Art Oratoire écologiquement juste, détaillée dans l’ouvrage Une Éloquence Naturelle. Cette recherche est née de notre passion pour le théâtre classique, et de notre regard critique sur le spectacle que nous offrait en comparaison les réunions de travail en entreprise et les discours des dirigeants. Sans le savoir, nous avons été pendant toutes ces années des chercheurs en écologie sociale. Si nous sommes arrivés à une vision humaniste ou bienveillante du rapport entre les individus dans leur vie publique, ça n’était pas notre but. Nous ne sommes pas et ne serons jamais des directeurs de conscience.
Notre seul but a été et sera toujours d’aider chaque élève de notre École à « mettre un peu d’Art dans sa vie [publique], et un peu de vie dans son Art [Oratoire] ». Le maître Louis Jouvet donne ce conseil à ses élèves au terme de leurs études au conservatoire, à la fin du film de Marc Allégret Entrée des artistes. Il est aussi bon pour nos élèves orateurs. Louis Jouvet fut notre éclaireur pour franchir sans encombre le gué qui conduit de l’Art Dramatique à l’Art Oratoire. L’une de nos salles de cours porte son nom.
Stéphane André