Dans l’émission Un jour, un philosophe, une question, animée sur France Culture par Antoine Ravon, le 3 janvier 2024, l’auteure dramatique et scénariste Yasmina Reza et le professeur de philosophie à Paris VIII Bruno Cany ont dialogué à propos du Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot. Le philosophe des lumières voit le comédien en observateur froid du comportement humain, usant de raison et non de sensibilité, et n’investissant que son énergie physique et non pas ses sentiments, dans le personnage.
Les deux invités furent en désaccord sur cette thèse, mais ne le montrèrent qu’à fleurets mouchetés.
Yasmina Reza ne suit pas Diderot. Elle l’a franchement dit dans cette phrase surgie comme un cri du cœur : « Toutes les théories [sur le jeu du comédien] pour moi ont été profondément invalidées ». Et elle a en plus revendiqué le droit de laisser entier le « mystère » du jeu du comédien.
Bruno Cany au contraire suit Diderot. Le Paradoxe sur le comédien ne fut écrit, dit-il, que pour nous « faire penser ». Mais, contrairement à Yasmina Reza, il n’a pas contesté la thèse du philosophe sur le comédien. Il a même trouvé très bien, contredisant Yasmina Reza, que ce dernier questionne le « mystère » du jeu du comédien.
Un professeur d’Art Oratoire ne peut toutefois s’empêcher de noter que les deux invités se sont accordés sur un point : l’idée que les personnages n’existent qu’au théâtre, car dans la « vraie vie », dirent-ils, on ne joue pas. Yasmina Reza concéda seulement trois exceptions : le politique, l’avocat et le prêtre. Car « ce sont des fonctions qui demandent à être vues » dit-elle. Sans doute pas les autres. Bruno Cany en a rajouté : « On ne joue pas ce que nous sommes ». Il donna en exemple l’épicier qui vend peut-être des bons fruits et légumes, mais chez lequel on ne viendrait pas s’il était désagréable.
Le professeur de philosophie pense-t-il que l’on naît épicier ? Et se figure-t-il que l’épicier a envie tous les jours d’être agréable ? Chaque jour ouvrable, dans son décor de fruits et légumes, de conserves et de produits frais, cet homme joue pour ses clients le personnage de l’épicier qu’ils attendent. Et si certains jours il ne leur montrait que ce qu’il est, il les jetterait sans doute dehors.
Yasmina Reza devrait nous rejoindre sur l’idée que toutes les fonctions de notre vie publique demandent à être vues, même les plus modestes. Toutes doivent par conséquent être jouées et bien jouées pour qu’y règne l’harmonie. On dit bien au théâtre qu’il n’y a pas de petits rôles. Il n’y a pas de vie publique possible sans théâtralité assumée par tous.
L’École de l’Art Oratoire dérive de notre expérience de l’art dramatique. Elle enseigne la distance entre l’orateur et sa fonction, comme existe la distance entre le comédien et son rôle. Comment et pourquoi cette distance disparait-elle, quand la personne de l’orateur ou du comédien se métamorphose en personnage ? C’est un mystère, comme le dit Yasmina Reza, ou un paradoxe dont il faut garder le mystère. Même si tout art a sa technique, la technique n’empêche pas le mystère.
Stéphane André