Dans son livre Le courage de la nuance, Jean Birnbaum parlait du risque de plus en plus grand dans nos débats, politiques ou autres, d’être rejeté dans le camp adverse quand on a le courage de tenir un discours nuancé. Il y citait Albert Camus : « Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison ». Depuis Camus, le phénomène a empiré. Nous expliquons souvent ce risque du rejet par l’autre en observant qu’aujourd’hui celles et ceux qui exposent ou qui débattent se regardent de moins en moins pour se parler, ou ne se regardent que pour se fusiller du regard.
Dans son dernier livre, Seuls les enfants changent le monde, Jean Birnbaum ouvre une belle perspective pour sortir nos orateurs de la « conflictualité » ambiante. Elle touche justement au regard des enfants. L’auteur termine ainsi son introduction : « A l’heure où tant de jeunes disent vouloir renoncer à devenir parents par dégoût du temps présent, […], ce livre veut réaffirmer le lien essentiel entre espérance et enfance ». Après cette introduction, Jean Birnbaum commence par nous parler du regard que lui adresse sa fille, encore bébé, qu’il tient dans ses bras alors que « portable à l’oreille [il est] en train de parler pour ne rien dire au téléphone » : « Ses yeux énormes ont une fixité intimidante, une gravité ironique ».
Nous évoquons souvent dans notre école ce regard sur les adultes que les enfants conservent jusque vers l’âge de cinq ans. Face aux parents qui les grondent, ils l’ont encore. Pourquoi te mets-tu en colère ? Il les déstabilise. Il pourrait même les faire réfléchir ! Oui, ce regard-là est capable de changer le monde.
D’où « le lien essentiel entre espérance et enfance » dont parle Jean Birnbaum, à plus forte raison à notre époque de rejet coléreux de l’autre, qui ne pense pas comme soi. Mais face à l’adulte prédateur, l’enfant ne fait pas le poids. Il baisse donc les yeux et quitte ce beau regard. Est-ce pour toujours ?
Adulte à son tour il pourrait le retrouver, cette fois-ci sans risque. Il le conserverait même sur ses interlocuteurs les plus difficiles, autant pour écouter leurs colères que pour y répondre. Son corps en garde la mémoire. Et de plus l’adulte peut par l’intention -ce que ne pouvait pas l’enfant- décider la même curiosité pour eux que celle qu’il montrait naturellement dans son regard d’enfant. Elle reviendra en lui et il en sera tout étonné.
On objectera que la charge de l’orateur est plus lourde que celle de l’enfant, puisque l’orateur doit en plus tenir un discours. Mais la nature est bien faite. C’est grâce à ce regard curieux de l’autre que l’orateur, politique, enseignant ou manager, trouvera les mots et le ton juste pour se faire entendre jusque dans les nuances qu’il apporte au débat d’idées, et ainsi l’apaiser.
Seuls les orateurs au regard d’enfant changent le monde, pour son bien.
Stéphane André