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Débat entre Gabriel Attal et Jordan Bardella : deux genres d’éloquence

Deux leçons sont à tirer de la campagne actuelle des élections européennes. Qu’il soit clair que nous ne jugeons pas ici les idées politiques, mais seulement les orateurs qui les portent.

En confiant à Valérie Hayer la tête de liste de son parti, le Président Macron a pris le risque de choisir une candidate certes compétente sur ses dossiers, mais à l’éloquence fragile. Son regard quitte souvent ses interlocuteurs pour chercher ses mots dans le vide en meublant ses silences de « euh… ». Sa voix plus nasale qu’appuyée sur une véritable colonne d’air manque d’énergie. Et son engagement physique dans le débat est minimum.

C’est pourquoi elle est logiquement menacée dans les sondages : sur sa gauche par Raphaël Gluksman et sur sa droite par Jordan Bardella. Eux investissent dans l’éloquence. Ils y commettent des fautes, mais au moins ils incarnent donc ils impactent. L’éloquence réclame un engagement physique. Sans lui, l’Art Oratoire n’existe pas. C’est la première leçon à tirer de cette campagne européenne.

La seconde est qu’il faut choisir entre deux conceptions de l’éloquence. L’une sacralise la préparation de la rhétorique du discours et la rend obligatoire avant l’action. Elle concède seulement à l’éloquence le rôle accessoire de donner à la rhétorique déjà décidée, une forme tonale, gestuelle et rythmique pour la rendre lisible. C’est la conception la plus répandue. Le cerveau d’abord, ensuite le jeu de manche.

L’autre conception dit que l’éloquence consiste à trouver la rhétorique pertinente du discours au contact physique des auditeurs pour être certain de les toucher, c’est-à-dire pendant l’action. La connaissance du sujet suffit à cette conception. Elle ne fait pas de la préparation du discours une obligation. Et s’il a été préparé, sa rhétorique sera toujours remise en question et amélioré par l’éloquence. C’est cette seconde conception qu’enseigne Cicéron dans son De oratore.

Dans leur débat sur France 2 du jeudi 23 mai, Gabriel Attal et Jordan Bardella nous ont offert une belle confrontation entre ces deux conceptions de l’éloquence.

Il est intéressant d’étudier le regard des orateurs. Le type de regard que l’orateur porte sur celui qui l’écoute qualifie toujours la relation qu’il entretient avec lui. Celui de Jordan Bardella sur Gabriel Attal passait entre des paupières resserrées et brillait d’une nuance de défi. Il proposait aussi un sourire figé et, en dessous, des gestes plutôt spectaculaires et saccadés. Durcie par l’énergie qu’il y mettait, sa face visible lui faisait comme un blindage contre d’éventuelles attaques. Ses propres attaques furent portées avec des munitions déjà en stock avant le débat (un public sent toujours cela, comme il sent toujours à la tribune un discours réchauffé) : « Sauf votre respect, Monsieur Attal, vous mentez », « Pour vous l’immigration n’est pas un problème, c’est un projet ». Il puisa aussi quelques munitions dans ses notes. Aujourd’hui, on appelle ces munitions des punchlines. Quoi de mieux pour caractériser un combat ?

Au contraire, le regard de Gabriel Attal sur Jordan Bardella passait entre des paupières très ouvertes, qui lui faisait des yeux plus ronds. Loin de défier l’adversaire, ils brillaient d’une nuance d’intérêt pour lui. Son visage était détendu, ses gestes souples et discrets. Sa face visible était désarmée et il n’avait aucune note devant lui. Loin de bloquer les attaques de son adversaire, il les accueillait pour y répondre comme elles arrivaient. Pas de rhétorique lisiblement préparée pour lui. C’est cette éloquence que recommandait Cicéron dans son De oratore. Gabriel Attal construisait son discours dans l’échange.

Jordan Bardella combattait contre Gabriel Attal. Gabriel Attal débattait avec Jordan Bardella. Ce furent deux conceptions différentes de l’éloquence. Laquelle préférez-vous ? Un féru d’art martiaux choisirait la seconde.

Stéphane André