Rousseau avait raison

On a fêté en 2012 le tricentenaire de la naissance Jean-Jacques Rousseau. Il se méfiait du progrès auquel les penseurs de son époque trouvaient toutes les vertus. Mais il n’était pas, comme on l’a si souvent caricaturé, pour un retour de l’homme à l’état sauvage. Et il n’était pas non plus contre le progrès. Simplement, au contraire de ses collègues philosophes des lumières, il ne faisait pas du progrès une idéologie. En revanche, il entrevoyait que le progrès pouvait tourner la tête des hommes et les rendre oublieux des lois de la Nature. Cela pouvait à son avis conduire l’homme à sa perte, en générant des conflits et des guerres. Il pensait que l’épanouissement des hommes et de la société, aussi évoluée qu’elle soit, ne pouvait se faire que dans le respect de la Nature. Sa pensée n’a jamais été plus actuelle qu’aujourd’hui. Il n’est qu’à observer ce que le progrès a apporté aux  techniques de communications entre les individus dans l’entreprise, et au premier chef aux communications managériales.

Le progrès matériel a isolé les managers de leurs collaborateurs. Les micros ont éteint leurs voix, les « Power Point » ont tué leurs intelligences, les e-mails ont mis fin aux dialogues avec leurs équipes, les conventions annuelles ont endormi des foules entières de salariés quand elles auraient dû les exalter. Quant au progrès intellectuel en matière de sciences humaines, il a simplifié à outrance la complexité de la relation managériale. Ce faisant il en a détruit la richesse. Refusant au corps des managers de compter pour quoi que ce soit dans leur boîte à outil, il a réduit leur comportement construit à du presse bouton. La programmation neurolinguistique leur a dit qu’il leur fallait être « visuel » avec les collaborateurs « visuels », « auditif » avec les collaborateurs « auditifs » et « kinesthésique » avec les collaborateurs « kinesthésiques ». L’analyse transactionnelle a classé leurs attitudes possibles en attitude de « parent », d’« adulte » et d’« enfant », et leur a indiqué laquelle prendre en fonction de celle que prenaient leurs collaborateurs (pauvre Freud, voilà ce qu’ils ont fait de ta psychanalyse). Des méthodes de conduite de réunion leur ont recommandé de pratiquer la « non directivité », et de faire pour cela plutôt des « reformulations » que des « évaluations » ou des « interprétations ». Des spécialistes de l’« assertivité » leur ont conseillé de ne pas dire : « Je vais essayer de faire telle chose », mais : « Je vais faire telle chose ». Enfin sont arrivées les pires simplifications, les dernières venues dans cette œuvre destruction de la pensée qui se voulaient de progrès de la pensée : les techniques d’ « expression orale » ou de « prise de parole en public ». Elles ont négligé de remonter aux sources communes de l’art dramatique et de l’art oratoire et de comprendre leurs différences. Elles ont simplement conseillé aux managers souffrant de trac au début de leurs présentations, d’en « apprendre par cœur la première phrase », plutôt que d’attendre de rencontrer physiquement le public pour la trouver en sa présence. Elles leur ont dit de « balayer le public du regard », mais ne leur ont pas appris comment le regarder vraiment. Elles leur ont demandé de « parler fort », mais ne leur ont pas appris à placer leur voix. Elles leur ont suggéré de « faire naturel », mais ne leur ont pas appris à sonner juste. Etc.

Toutes ces recommandations sont des polices de la pensée et des façons de faire semblant. Elles imposent aux managers des comportements finis. Elles censurent leur créativité et sont autant de viols stylistiques. Elles sont causes d’un oubli total de la place du corps de l’homme dans les structures sociales construites. Le cerveau des managers sous l’empire de ces polices devient une usine à gaz. Leurs regards se perdent, leurs oreilles se ferment, leurs corps se recroquevillent. Leurs cortex font de même, et la peur des collaborateurs qu’on ne perçoit plus s’y installe. C’est à cause de cette peur qu’ils se constituent des forteresses avec du faux savoir étalé sur des slides, se réfugient derrière des microphones qui leur évitent de traduire dans leur voix ce qu’ils ont dans les tripes, et abusent des e-mails. Jean Jacques Rousseau avait raison. Le progrès est monté à la tête de nos dirigeants. Il a tué leur leadership.