Le sociologue François Dupuy publie aux Editions du Seuil La faillite de la pensée managériale. Interviewé par Muriel Jasor pour Les Echos le 17 mars 2024, il dit notamment :
« L’organigramme ne représente pas l’entreprise. Il sert à repérer où se trouve quelqu’un et au mieux à saisir la globalité des activités d’une grande entreprise. Problème : les entreprises […] établissent un organigramme et croient aussitôt avoir mis en place leur organisation. Or, avec un même organigramme, on peut avoir dix façons différentes de fonctionner. » Il pense que les dirigeants n’en ont pas conscience et les taxe en conséquence de « paresse managériale ».
Ces mots de François Dupuy me font penser au théâtre, qui dans la rigueur de ses règles, inspire toujours notre enseignement. L’organigramme d’une entreprise propose la distribution de ses fonctions, comme la première page de la brochure d’une pièce de théâtre propose la liste de ses rôles.
Cette liste n’est pas plus la représentation de la pièce que l’organigramme n’est la représentation d’une entreprise. La pièce de théâtre n’existe vraiment que lorsque les comédiens lui donnent (leur) corps sur scène. De même, l’entreprise n’existe vraiment que lorsque ses salariés lui donnent (leur) corps dans leurs réunions.
Pour paraphraser le sociologue, au théâtre on peut avoir dix façons différentes de représenter une pièce. On peut même lui faire dire l’inverse de ce qu’a voulu dire son auteur, sans en changer un mot. Professeurs à l’Ecole de l’Art Oratoire, nous observons que l’entreprise a souvent du mal à maîtriser son fonctionnement, donc son organisation au sens que lui donne François Dupuy. Les véritables pouvoirs ne sont pas forcément là où le suppose l’organigramme. Des leaderships discrets peuvent surgir ici et là dans l’organisation, susceptibles de perturber gravement son fonctionnement. C’est la responsabilité de ses plus hauts dirigeants d’entrevoir ce risque et de le juguler.
Deux conditions sont requises pour que l’entreprise fonctionne comme un théâtre. La première est que le dirigeant et ses proches dans l’organigramme dirigent les salariés comme un metteur en scène et ses assistants dirigent les comédiens. Ils doivent leur exposer la mission de l’entreprise, comme le metteur en scène expose aux comédiens le sens de la pièce. Une mise en scène se parle. Les dirigeants doivent donc être des orateurs.
La deuxième condition est que, pour prendre leur part dans la mission de l’entreprise, ses salariés incarnent tous leur fonction en réunion interne et à l’extérieur, comme les comédiens d’une pièce incarnent leur rôle dans le sens voulu par le metteur en scène.
Si ces deux conditions étaient réunies, les fonctions dans l’entreprise dialogueraient entre elles aussi harmonieusement que les personnages dans une représentation de théâtre. Comme la pièce de théâtre, l’entreprise donnerait alors toute sa puissance.
Quand une réunion se passe mal, l’usage aujourd’hui est de psychologiser le comportement du manager : soit on lui suggère l’angélisme de la bienveillance, soit on lui recommande l’empathie, qui relève hélas plus de la pratique du thérapeute rogérien (1) que de celle du manager. Ils ne font pas le même métier. Il serait sans doute plus directement opérationnel de former dirigeants et managers à l’Art Oratoire.
L’art dramatique est une pratique ordinaire sur une scène de théâtre. Il est dommage que l’Art Oratoire ne le soit pas dans les réunions de travail en entreprise.
Stéphane André
(1)- Carl Rogers (1902-1987) est un psychologue américain, créateur de la psychothérapie centrée sur la personne.